NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON 

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE VINGT ET UN



- C'est un garçon qui vient d'être condamné pour vagabondage, un excellent sujet, à part ce détail.
- Avez-vous une famille, mon ami, des parents ?
Alice se souvint qu'elle avait joué la comédie, jadis.
Elle prit une attitude humble et donna à sa voix le timbre rocailleux des personnes de basse culture mondaine.
- Hélas ! oui, mon bon monsieur, répondit-elle, j'ai une famille, une brave famille dont je fais le désespoir ! Ma pauvre soeur, surtout ...
- Ah ! vous avez une soeur, mon ami ? De quel âge ?
- Vingt-trois ans, monsieur.
- Ah ! mon Dieu !
- Qu'avez-vous, monsieur le baron, demanda Bluette.
"Juste l'âge de Delphine ! " pensait Hautpertuis.
- Où habite-t-elle ? continua-t-il en s'adressant au jeune détenu.
- A Paris, monsieur. Je puis bien dire que je lui en ai causé du désagrément à ma pauvre soeur !
- Son nom ?
- Delphine, monsieur.
- Mon pressentiment ne me trompait pas. Oh ! c'est affreux ! Mon cher Monsieur Bluette, ce pauvre garçon est le frère de Delphine, le propre frère de mon amie.
- Etrange rencontre, baron ! Ah ! on ne pourra jamais soupçonner les drames qui se passent dans les prisons !
- Continuez, mon ami. racontez-moi votre existence. Pourquoi êtes-vous ici ?
- M. vous l'a dit, monsieur, pour vagabondage. Toute ma vie, je n'ai fait que vagabonder. C'est plus fort que moi, il faut que je vagabonde. Ma soeur a beau envoyer de l'argent, je le dépense à mesure. Ah ! je peux dire que je lui coûte cher à celle-là ! 
- Votre soeur vous envoie de l'argent !
- Pas à moi seulement, monsieur, mais à toute la famille, à deux ou trois frères que nous avons dans le Midi, à son vieil oncle infirme, à une tante malade ...
- Elle s'y trouve, en ce moment, chez cette tante malade. Pauvre Delphine, quel coeur ! Brave, brave fille !
- C'est la providence de la famille, monsieur. Sans elle, nous serions tous morts de faim depuis longtemps. Mais voilà, elle ne pourra peut-être pas toujours nous en envoyer de l'argent, et alors ...
M. de Haupertuis eut un beau geste.
- Rassurez-vous, mon jeune ami, jamais votre soeur ne manquera d'argent, je crois pouvoir l'affirmer ! 
- Vous la connaissez donc, Monsieur ?
- J'ai cet honneur.
- Pauvre Delphine ! Sans nous, elle serait une honnête fille ... Elle n'aurait pas été obligée de mal tourner.
- Mais, mon ami, ne croyez-pas que votre soeur ait mal tourné, vous vous tromperiez beaucoup. Elle n'est pas positivement mariée, mais elle a un ami sincère, dévoué, riche, qui ne laissera jamais manquer de rien, ni pour elle ni pour sa famille.
- Elle le mérite bien.
- Quant à vous, mon jeune ami, prenez ceci en attendant.
Il lui glissa un billet de cent francs dans la main.
- Merci, monsieur, vous êtes trop bon.
- Par amitié pour moi, M. le directeur voudra bien vous traiter avec indulgence, n'est-ce-pas, monsieur Bluette ?
- Je le traiterai de mon mieux, répondit modestement le fonctionnaire.
- Au revoir, mon cher directeur. Ah ! cette rencontre m'a serré le coeur !
- La vie est pleine d'étranges choses.
-  Et vous, mon jeune ami, bon courage !
- Je ne me plains pas ... M. le directeur est très bon pour moi.
Quand elle fut seule, Alice ne put s'empêcher de murmurer :
- Décidément c'est un brave homme ; mais quelle poire !

Le baron de Hautpertuis restera-t-il "emprisonné" dans son incrédulité jusqu'à la fin de l'épisode ?  Vous le saurez, peut-être, dans le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A)