LE CHIEN GAFFEUR

Ou
Trop de fidélité nuit



La chose aurait pu étonner un esprit superficiel : moi, je n'en fus pas autrement frappé. Voici :
Chacun des trois messieurs qui venaient de s'installer dans le même compartiment que moi, tenait à la main un exemplaire de cet extraordinaire On n'est pas des boeufs qui fait fureur en ce moment.
Et pourtant, ils ne se connaissaient pas entre eux, et ne s'étaient, à coup sûr, pas donné le mot.
Mais, bien nés tous les trois, et d'évidente haute culture intellectuelle, rien d'étonnant à ce qu'ils eussent éprouvé au même instant la pensée d'acquérir le même livre. Et de constater leur coïncidence de goûts, les voilà qui sourirent et causèrent sans contrainte.
Leur conversation roula sur l'auteur d' On n'est pas des boeufs et se précisa sur les récentes invectives que ce dernier décocha vers la race canine, dans un des derniers numéros d'un grand journal du matin (106, rue de Richelieu).
Tous les trois se rangeaient à l'avis du spirituel humoriste.
Un de ces gentlemen conta une histoire assez réjouissante je pense, pour vous faire passer sans douleur une minute ou deux.

Un monsieur marié qui se promenait un matin avec son chien (une bête fort intelligente, à laquelle il tenait comme à ses prunelles) rencontre une jeune femme très séduisante et d'abord facile.
Si facile que cinq minutes après la rencontre, le monsieur marié et la drôlesse se préparaient à entrer dans le domicile d'icelle.
Tom, le chien, avait suivi le couple luxurieux.
Mais la dame refusa l'entrée de ses appartements au toutou.
- Qu'à cela ne tienne ! fit le monsieur.
Et, d'un grand coup de pied au derrière, il intima au chien l'ordre de regagner sa demeure.
Tom s'éloigna.
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(Passage interdit par la censure.)
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Une demie-heure s'était à peine écoulée quand retentit un léger grattement contre l' huis de la courtisane.
- Laisse-le tout de même entrer, implora l'homme.
Et il ouvrit la porte lui-même.
C'était en effet le bon Tom qui se trouvait là, le bon Totom, mais pas seul.
Le bon Tom flanqué de la femme du mari adultère et de M. le commissaire de police du quartier.
Tenace à son vieux renom de fidélité, Tom éprouvait la plus âpre horreur pour toute infidélité, même l'infidélité conjugale.
Et il venait de mettre en pratique ses principes héréditaires.
Cette histoire sembla charmer les deux autres messieurs du compartiment.
- Oui... mais, objecta l'un deux, par quel ingénieux procédé Tom avait-il pu décider l'homme de police à se déranger ?
- Sans doute, avait-il pris comme interprète son propre collègue...  le chien du commissaire (un chien policier ?).



                                                        Alphonse Allais. Le Journal, 23 mars 1896.



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