Allais-retour : correspondance littéraire

Dans son ouvrage Mes propriétés (1929), Henri Michaud (1899-1984) situe à Honfleur une "intervention" d'un type particulier qui consiste à plier le réel à sa fantaisie afin d'en bannir le prosaïsme écœurant. A l'instar de Baudelaire, adepte en son temps des "paradis artificiels", Michaud recourait aux hallucinogènes, notamment à la mescaline, pour écrire et s'inspirer. Sa prose est parfois empreinte d'un humour à la tonalité surréaliste, qui rappelle par certains aspects l'esprit d'Alphonse Allais. Honfleur offre donc le cadre adéquat de sa singulière "intervention"...

Autrefois, j'avais trop le respect de la nature. Je me mettais devant les choses et les paysages et je les laissais faire. 
Fini, maintenant, "j'interviendrai". 
J'étais donc à Honfleur et je m'y ennuyais.  Alors résolument j'y mis du chameau. Cela ne paraissait pas fort indiqué. N'importe, c'était mon idée. D'ailleurs, je la mis en exécution avec la plus grande prudence. Je les introduisis d'abord les jours de grande affluence, le samedi sur la place du Marché. L'encombrement devint indescriptible et les touristes disaient : "Ah ! Ce que ça pue ! Sont-ils sales les gens d'ici !" L'odeur gagna le port et se mit à terrasser celle de la crevette. On sortait de la foule, plein de poussières et de poils dont ne savait quoi. 
Et la nuit, il fallait entendre les coups de patte des chameaux quand ils essayaient de franchir les écluses, gong ! gong ! sur le métal et les madriers ! 
L'envahissement par les chameaux se fit avec suite et sûreté. 
On commençait à voir les Honfleurais loucher à chaque instant avec ce regard soupçonneux spécial aux chameliers, quand ils inspectent leur caravane pour voir si rien ne manque et si on peut continuer à faire route ; mais je dus quitter Honfleur le quatrième jour. 
J'avais lancé également un train de voyageurs. Il partait à toute allure de la Grand' Place, et résolument s'avancer sur la mer sans s'inquiéter de la lourdeur du matériel ; il filait en avant, sauvé par la foi. 
Dommage que j'aie dû m'en aller, mais je doute fort que le calme renaisse tout de suite en cette petite ville de pêcheurs, de crevettes et de moules. 

Mes propriétés (1929), in L'Espace du dedans,éditions Gallimard.