NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE DIX


- Une erreur judiciaire ! Jamais de la vie ! 
- Et qu'est-ce que c'est donc, s'il vous plaît ? 
- Une confusion, une simple confusion indigne de fixer notre intérêt plus de cinq minutes. 
- Ah ! Vraiment ? 
- Votre Blaireau n'est qu'un mauvais drôle ! En admettant qu'il ne soit pas coupable dans cette affaire-là, il a sur la conscience une foule d'autres méfaits pour laquelle il n'a jamais été condamné. 
- Cela n'est pas une raison. 
- Je vous demande pardon, c'en est une, et une excellente ! Blaireau est un braconnier avéré. Vous n'allez pas me dire le contraire à moi qui suis un de ses meilleurs clients..., quand la chasse est fermée. Et c'est ce gaillard-là que vous voulez ériger en victime, en victime d'une erreur judiciaire ! 
A ce mot de victime, le baron de Hautpertuis avait bondi. 
- Une victime ! Mais la voilà votre victime ! Et vous, monsieur le maire, qui prétendiez qu'il n'y avait pas de victime à Montpaillard ! 
- Permettez, baron, permettez...
- Victime d'une erreur judiciaire ! Ce sera ma première fête de charité au bénéfice d'une victime de ce genre. J'ai eu des victimes de l'incendie, des victimes de l'inondation, des victimes du choléra, mais jamais de victimes de la magistrature. 
Tout le monde, même et surtout le président Lerechigneux, se mit à rire. 
- Cela complétera votre collection, mon cher baron ! fit l'inconscient magistrat. 
Un peu vexé qu'on ne s'occupa plus de lui, Jules Fléchard déclara solennellement : 
- Et maintenant, messieurs, je vous quitte. Je vais verser mes aveux dans le sens de M. le procureur de la République. 
- Vous ne ferez pas cela, s'écria Dubenoit, vous ne ferez pas cela, Fléchard ! Voyons, mon ami, songez que vous alliez mettre Montpaillard à feu et à sang ! 
L'effroi du maire procurait au jeune avocat une joie sans bornes. 
- M. Fléchard ne connaît que son devoir d'honnête homme. N'est-ce pas, Fléchard ? 
- Et je le remplirai jusqu'au bout, quoiqu'il puisse en arriver.
Un regard brûlant d'Arabella récompensa le héros qui n'hésita pas à se mettre la main gauche sur le cœur, en signe de courage civique et de sacrifice au devoir. 
Me Guilloche s'était muni de son chapeau. 
- Voulez-vous de moi pour avocat ? 
- Volontiers. 
- Alors, partons, je vous accompagne au parquet. 
- Messieurs, au revoir ! Au revoir, Mademoiselle. 
D'une voix de plus en plus sarahbernhardiesque, Arabella laissa tomber ces mots : 
- Au revoir, ami, et bon courage. 
Monsieur Dubenoit se laissa choir sur un banc. 
- Une erreur judiciaire à Montpaillard ! Ah ! ça va en faire du joli ! 
Et M. le baron de Hautpertuis alla rejoindre jeunes gens et jeunes filles pour leur annoncer la grande nouvelle : 
- Une victime ! mesdemoiselles ! une victime ! nous la tenons notre victime ! 
- Contez-nous cela, baron ! 
Et toute cette jeunesse battit des mains. 
- Imaginez, mesdemoiselles... 
(Pour la suite, voir plus haut)
Quant à Jules Fléchard, c'est dans un rêve étoilé qu'il se rendait au parquet, murmurant : 
- De quelle voix elle m'a dit : au revoir, ami, et bon courage!

Malgré ce rêve étoilé, quel sera l'avenir de Jules Fléchard ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L"AFFAIRE BLAIREAU "

Texte d'Alphonse Allais.
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)