NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

DEUXIEME EPISODE DU CHAPITRE QUATORZE 


Et tandis que Blaireau traversait le bureau directorial de son pas traînard, Bluette lisait et relisait : "Le véritable coupable a fait des aveux complets et s'est mis à la disposition de la justice."
Il passa la main sur son front et regarda Blaireau. Ainsi, on était en présence d'une erreur judiciaire ! Oui, c'était fantastique ! tout à fait fantastique. Ca lui ferait un souvenir pour ses vieux jours, un chapitre intéressant de ses futurs mémoires de directeur de prison. "Quand je vais raconter ça à Alice, songea Bluette, elle sera joliment contente. "
Une erreur judiciaire, voici qui est bon pour rompre la monotonie d'une carrière administrative !
Blaireau, arrivé devant la table, attendit en silence, respectant les réflexions auxquelles se livrait visiblement Bluette.
Alors, celui-ci, fixant le braconnier d'un regard profond, lui demanda : 
- Qu'est-ce que vous répondriez, Blaireau, si je vous apprenais que vous êtes innocent ?
Notre homme eut un haut-le-corps.
- Moi !
- Oui, vous ...
Blaireau se remit rapidement et répliqua : 
- Mais monsieur le directeur, je vous répondrais que je le savais.
- Vous êtes innocent, Blaireau ; vous avez raison, absolument raison ...
Et Bluette, qui n'en revenait pas, répétait les termes de la lettre officielle :
" Aveux complets. L'innocence du nommé Blaireau est reconnue. Après les formalités indispensables, on le mettra en liberté le plus tôt possible."
- Pardi ! fit Blaireau. J'en étais bien sûr que j'étais innocent, mais ça fait plaisir tout de même. Il me semble que j'en suis encore plus sûr. Et, ajouta-t-il, le vrai coupable, sans indiscrétion, qui est-ce ?
- C'est un professeur, il paraît.
- Un professeur ! s'écria Blaireau en levant les bras ... Ah, bien ! si les professeurs s'y mettent, maintenant !
- Un nommé Fléchard (Jules). Il ne faut pas lui en vouloir Blaireau.
- Je ne lui en veux pas... mais il aurait pu se dénoncer plus tôt.
Juste au moment où j'ai fini ! ... Ce n'était pas la peine, pour ainsi dire.
- Beaucoup, à sa place, remarqua judicieusement Bluette, ne se seraient pas dénoncés du tout.
- Enfin ! murmura Blaireau.
M. le directeur continua : 
- Quoi qu'il en soit, mon ami, je suis très heureux pour vous de la façon dont cette affaire se termine.
Il tendit encore une fois la main à Blaireau, puis froissant la lettre : 
- Le Parquet va se hâter. De mon coté, je n'épargnerai aucune démarche et vous serez remis en liberté le plus tôt possible.
- Vous dîtes ?
Bluette appuya : 
- Le plus tôt possible, je vous le promets.
Blaireau eut un gros rire bon enfant qui lui secoua les épaules :
- Mais, monsieur le directeur, vous oubliez quelque chose ?
- Et quoi donc, mon cher Blaireau ?
- Vous oubliez que vous venez de me mettre en liberté et que je vas sortir tout de suite.
- Non, pas tout de suite, répliqua froidement Bluette.
- Hein ?
- Oui, continua le directeur en reprenant l'air bonhomme qui lui était habituel. La lettre du Parquet dit "le plus tôt possible". 
- Et bien ?
- Et bien !  je ne peux prendre sur moi  de vous relâcher immédiatement.
Blaireau faisait de grands efforts pour comprendre.
- Mais puisque j'ai fini mon temps !
M. le directeur ne parut pas touché de cet argument si raisonnable pourtant au premier abord. Il sourit avec indulgence.
- Vous avez finit votre temps comme coupable, mon cher Blaireau. Mais aujourd'hui, on m'apprend tout à coup que vous êtes innocent. La solution est donc modifiée et nous nous trouvons en présence de nouvelles formalités à remplir.
Les yeux de Blaireau commençaient à s'écarquiller furieusement.
- Alors, si je voulais sortir maintenant, je ne pourrais pas ?
- Non, mon ami.
-Vous m'en empêcheriez ?
- Sans violence, mon cher Blaireau, mais enfin je vous en empêcherais tout de même.
- Et tout à l'heure, pourtant, j'étais libre ?
- Vous l'étiez, Blaireau.
- Et je ne le suis plus ?
- Ou du moins pas immédiatement.
Blaireau éclata :
- Alors, comme ça, nom d'un chien ! c'est parce que je suis innocent qu'il faut que je reste en prison un peu plus ?
- Ce n'est pas la seule raison, reprit ironiquement M. le directeur.
Oubliant son respect coutumier, Blaireau se mit à arpenter le cabinet en hochant la tête et en poussant des exclamations de colère.
- C'est trop fort ! c'est trop fort ! ... Non ...
- Hé ! calmez-vous, mon ami, dit Bluette en lui mettant amicalement la main sur l'épaule. Tout n'est pas perdu ...
- Il ne manquerait plus que ça.
- Je me rendrai tout à l'heure chez le procureur de la République, je lui expliquerai votre situation et un ce ces jours, j'espère ...
- Un de ces jours ! hurla Blaireau.
- Demain peut-être ...
- Oh !
- Et même, qui sait ... ce soir à la rigueur.
Blaireau tomba sur une chaise, non sans une nuance de découragement.
- Vous m'avouerez, monsieur Bluette, que celle-là ...
- Que diable ! mon cher Blaireau, ayez de la patience. La loi est la loi. Pour être emprisonné, il n'est pas absolument nécessaire d'être coupable, mais, d'un autre côté, pour être mis en liberté, il ne suffit pas toujours d'être innocent !
- Ce n'est pas que je regrette, au moins, remarqua poliment Blaireau, de rester quelques heures de plus chez vous ...
- Vous êtes trop aimable, Blaireau.
- Mais quelle drôle d'idée il a eue de se dénoncer, ce professeur ! 
- En effet.
- Ca allait si bien !
- Enfin, mon ami, rassurez-vous. On finira par vous remettre en liberté tout de même.
- Non, mais je l'espère bien, par exemple !
Ils se mirent à rire tout les deux, de concert, et sans aucun souci de la distance sociale qui les séparait.
Blaireau eut tout à coup une idée pratique :
- Est-ce que je ne pourrais point demander une petite indemnité ?
-Je ne vous le conseille pas, répondit Bluette.
Un quidam entra.
- Quelqu'un qui demande à parler tout de suite à M. le directeur, voici sa carte.
Bluette lut : André Guilloche, avocat. (Pour l'affaire Blaireau.)
- Hé ! hé ! dit Bluette, voici un avocat qui a affaire à vous, Blaireau.
Celui-ci se méfiait instinctivement.
"Qu'est-ce que c'était encore que celui-là ? Un avocat pour l'affaire Blaireau ! Comment ! condamné à trois mois de prison, pour un délit qu'il n'avait pas commis, aujourd'hui, il allait sortir, sa prison accomplie jusqu'au bout. Et voilà, qu'on le gardait en prison ! Et voilà qu'un avocat voulait lui parler ! Qu'est-ce qui allait encore lui arriver ..."
- Ah ! malheur de malheur ! s'écria-t-il. C'est ça qu'ils appellent la justice.

Blaireau réussira-t-il enfin à braconner tranquillement ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)