NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE VINGT HUIT



Témoin cet excellent président du tribunal de Montpaillard, M. Lerechigneux, qui précisément fait, à cet instant, son entrée dans la fête.
Blaireau l'a tout de suite aperçu.
Le coeur à la joie, cordialisé par les quelques verres de champagne qu'il venait d'avaler coup sur coup, Blaireau, la main grande ouverte, se précipita au devant de M. Lerechigneux.
- Bonjour, mon président, comment ça va ?
- Monsieur ...
- Je suis sûr que vous ne me reconnaissez pas.
- Votre figure, monsieur, ne m'est point inconnue, mais je vous avoue que je ne me rappelle pas exactement dans quelles conditions et où j'ai eu l'honneur ...
Blaireau éclata d'un gros rire.
- L'honneur ! ah ! ah ! Ele est bonne celle-là ! ... L'honneur !
Le pauvre M. Lerechigneux, malgré des efforts désespérés, n'arrive pas à reconnaître ce monsieur en habit noir. "Quelque gentleman-farmer des environs", pense-t-il ?
- Ca n'est pas pour vous faire un reproche, sourit Blaireau, mais vous êtes joliment plus aimable aujourd'hui, monsieur le président, que le jour où vous avez eu ... l' honneur, comme vous dites, de me procurer trois mois de ce que vous savez.
Puis, s'inclinant, il se présente gravement :
- Monsieur Blaireau ! 
- Ah ! parfaitement ! C'est drôle, je ne vous reconnaissais pas. Comment allez-vous, monsieur Blaireau ? 
- Tout à fait bien .... Rien d'étonnant à ce que vous ne me remettiez pas, monsieur le président, car le jour où vous avez eu l'honneur... je n'étais pas si bien habillé.
- En effet, je ne me souviens pas exactement du costume que vous portiez, mais je crois me rappeler que vous n'étiez pas en habit noir.
- Ni en cravate blanche, mais voilà ! Un jour, on est en blouse, traité comme le dernier des derniers. Trois mois après, on est en cravate blanche et habit noir, et tout le monde vous appelle Monsieur Blaireau, gros comme le bras.
- C'est la vie ! ... Et à qui devez-vous tout cela, cher monsieur Blaireau ? A moi.
- A vous, mon président ?
- Bien sûr, à moi. Car, enfin, si vous n'aviez pas été jugé coupable d'abord, vous n'auriez pas été reconnu innocent ensuite, et personne ne s'occuperait de vous.
- C'est pourtant vrai.
- Aussi, mon cher Blaireau, me suis-je cru en droit d'entrer ici sans payer.
- Vous avez bien fait, monsieur le président.
- Allons, je vois que vous ne m'avez pas gardé rancune de ce petit malentendu.
- Moi, vous garder rancune ! Et de quoi donc ? ... Vous m'avez trouvé parce que vous êtes juge ... Une supposition que vous auriez été avocat, vous m'auriez trouvé innocent ... Chacun sa spécialité !
- C'est un plaisir, mon cher Blaireau, d'entendre raisonner un homme avec tant de bon sens.
- Et la preuve, mon président, que je ne vous ai pas gardé rancune, c'est que nous allons trinquer ensemble.
- Volontiers.
- Mademoiselle, deux verres de champagne.
- Voici, monsieur Blaireau.
Blaireau élève son verre et proclame : 
- A la justice ! 
M. Lerechigneux  a le même geste et répond : 
- A l'innocence ! ...
Ils choquent leurs verres.
- Et maintenant, cher monsieur Blaireau, je vais vous quitter pour prendre part à cette fête donnée en votre honneur.
- En mon honneur et mon profit, monsieur le président. Amusez-vous bien, et surtout faites marcher les affaires.

Cette ambiance idyllique se prolongera-t-elle ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)