NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L 'AFFAIRE BLAIREAU "

UNIQUE EPISODE DU CHAPITRE TRENTE DEUX


Dans lequel Blaireau  échafaude un beau rêve
dont l'écroulement suit de près l'éclosion,
si nous osons nous exprimer ainsi



L'auteur a retardé aussi longtemps qu'il a pu la promulgation d'un fait bien pénible, mais malheureusement impossible à dissimuler davantage. 
Blaireau est complètement gris maintenant, gris comme toute la Pologne, au temps où il y avait encore une Pologne et que la Pologne était heureuse. 
De cordiale qu'elle était au début, l'ivresse de Blaireau a tourné vite à la familiarité gênante : elle frise désormais la mauvaise éducation. 
Notre ami se promène dans la fête, dans sa fête, un jeu de cartes à la main, il arrête les gens : "prenez-en une." On prend une carte. "C'est le huit de trèfle !" s'écrie triomphalement Blaireau, ou : " le roi de cœur !" selon le cas. 
Et le plus curieux c'est que Blaireau ne rate pas un seul de ses tours. 
Encore un talent qu'on ne connaissait pas à Blaireau. 
Et puis Blaireau rayonne : il va être riche, très riche ! 
Le parc de Chaville, tout à coup, s'est rempli de monde. Tout Montpaillard est là, dans les baraques ou sur les chevaux de bois. 
A cinq francs par personne, quelle belle recette !
Que va-t-il faire de tout cet argent ? 
Hé, parbleu ! il achètera un fonds de mastroquet. Excellente idée. 
Populaire comme il est, il ne peut manquer d'avoir tout de suite une nombreuse clientèle. 
Ah ! pour une idée, ça, c'est une idée, et une fameuse !
- Dites-donc, papa Dubenoît, vous ne savez pas ! et bien ! avec mon argent, je vais ouvrir un café, un joli petit café, le café Blaireau. 
- Il sera propre, le café Blaireau ! 
- Un petit café, juste en face du tribunal, avec cette enseigne : Au rendez-vous des innocents ! Hein, qu'est-ce que vous pensez de ça ? 
- Je pense que votre établissement ne restera pas longtemps ouvert, voilà ce que je pense. 
- Et qui est-ce qui le fermera, s'il vous plaît ? 
- Moi-même, mon cher ami, et je vous garantie que cela ne sera pas long. 
- Si jamais vous faisiez ça, mon bonhomme, savez-vous ce qui arriverait ? 
- Peu importe ! 
- Il arriverait que je me ferais nommer maire à votre place. 
Ayant entendu ces mots, le baron de Hautpertuis éclata de rire : 
- Blaireau maire ! ... C'est pour le coup que Montpaillard en traverserait une crise, mon cher monsieur Dubenoît ! 
- Ah ! baron ! gémit Dubenoît, nous vivons dans des temps bien troublés !
- Je ne trouve pas... Voyez comme tous ces gens s'amusent ! S'amuser, tout est là !
- Vous avez raison, mon vieux baron, s'écrie Blaireau, tout à la rigolade ! Demain, les affaires sérieuses !... Au fait, ça serait-il pas indiscret de savoir à combien se monte ma recette en ce moment ? 
- Nous ferons le compte ce soir, après la fermeture. 
- J'aimerais tout de même bien savoir où nous en sommes à cette heure. 
- Rien de plus facile, nous allons demander au garde-champêtre. C'est lui que j'ai chargé de percevoir le prix des entrées... Parju ! 
- Monsieur le baron ? 
- Veuillez me dire combien d'argent vous avez en caisse. 
- Combien d'argent ? ... mais... pas un sou, monsieur le baron ! 
- Pas un sou !
- Pas un sou ! 
- Monsieur le baron, pas un sou ! 

Le rêve de Blaireau s'écroule t-il vraiment ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton : 

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)