Le Père Aimabord
" Mes moyens de fortune m'interdisant d'aborder les grands restaurants de la ville, j'ai fait la découverte sur le principal quai, d'un petit caboulot, fréquenté de préférence par des gens de mer, pêcheurs, pilotes, etc., caboulot fort propre, je dois le déclarer, et dans lequel on mange une excellente cuisine bourgeoise et surtout des poissons divinement accommodés.
" Aimez-vous la société des pilotes ? Moi, j'en raffole ; aussi eus-je bientôt fait de lier connaissance avec la plupart de ces sympathiques et pittoresques bougres.
" L'un d'eux, et qui va bientôt prendre sa retraite, répond au sobriquet (dont j'atténue légèrement la forte expression) de "Père Aimabord".
"A table, le Père Aimabord (je continue à atténuer, mais ça m'embête, parce que le vrai mot est autrement significatif), le Père, donc, Aimabord a une spécialité : c'est lui qui accommode la salade, et il sied d'ajouter que ce modeste navigateur se tire à merveille de sa délicate mission. Chacun s'en lèche les doigts !
" Seulement, voilà, le bonhomme a son secret qu'il n'a jamais voulu communiquer à personne, et quand il se livre à son opération favorite, ce n'est qu'entouré du plus dense mystère et dans une petite salle où ne pénètre, à ce moment, nul être humain.
" Or, un beau jour, un être humain, à travers une vitre indiscrète, put contempler le manège du sieur Aimabord, et voici ce que dit l'être humain.
"- Le sieur Aimabord commença par accumuler au creux d'un bol sel, poivre, oignon haché, échalote de même, vinaigre huile et moutarde, le tout en proportions savamment dosées.
" D'une cuiller agile, il battit la mixture avec la frénésie requise, puis...
"Je n'en crus pas mes yeux !
" Puis il avala le tout.
"Où plutôt, je m'imaginai qu'il avalait le tout.
" Nullement !
" Il avait conservé son savant mélange dans une sorte d'outre composée de sa cavité buccale, accrue du volume déterminé par le gonflement de ses joues.
" Après quoi, voilà mon cochon qui, ses deux mains remuant la salade, asperge lentement cette dernière de la pulvérisation que vous voyez d'ici : ainsi le vaporisateur projette sur votre face la fine poussière d'un parfum liquide.
" A ce spectacle, je ne pus m'empêcher de m'écrier : "Père Aimabord, vous êtes un rude saligaud !"
" Mais sans s'étonner :
"- Saligaud ! Pourquoi ? demanda le vieux pilote. Vous croyez que j'ai gardé ma chique ? "
Pêcheurs honfleurais. (A l'extrême droite : Le Père Aimabord).
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