Bis repetitam :  Chez les potards 

   Quand vous n'avez rien à faire, si vous voulez carrément rigoler comme une petite folle, allez vous installer pendant deux ou trois heures dans une pharmacie d'un quartier populeux.
Vous verrez là un défilé de types et de conversations, comme on n'en trouve pas ailleurs. Pour moi la boutique d'un potard, c'est mon Palais-Royal de jour.
Quant au moyen que j'emploie pour m'introduire et rester deux heures dans ces endroits, il est bien simple.
Je prends une feuille de papier blanc, et j'y trace cinq ou six lignes droites tremblées en intercalant dans la dernière ligne d'une façon à peine lisible ce simple nombre : 300.
Le pharmacien comprend que ça veut dire 300 pilules et se met à les faire. J'en ai toujours pour au moins deux heures. Ce qu'il met dedans, mystère des mystères !
Du reste, ça m'est égal. Quand je vois que ça va être prêt, je décarre vivement en disant : Ne vous pressez pas pour les terminer, je passerai les prendre dans la soirée.
Inutile d'ajouter que si le potard revoit quelqu'un dans la soirée, ça n'est pas moi.
Quant à ses pilules, il n'est pas embarrassé pour les placer.
La dernière fois que je me suis offert ce divertissement, j'ai sténographié quelques bouts de dialogues que je vais vous présenter tout vifs sans changer un iota, ça ne s'invente pas, du reste, ces machines-là.

Une cliente :  Je suis bien embêtée, mon mari a fait un tractus de la cocarde, heureusement sa glande thyrolienne marche mieux !

Un deuxième client : Bonjour Monsieur, je voudrais une boite d'aspirine Côtes du Rhône !

Une troisième cliente : Donnez-moi une boite d'aspirine super-décente !
Ou une autre bonne femme (se souvenant du bruit de l'effervescence) : de l'aspirine qui fait zizi, Monsieur !

Une autre cliente : Oh là,là, je ne souviens plus de rien, pourvu que je n'ai pas la maladie d'Alka-Seltzer !

Une sixième cliente : Depuis que le docteur a dit à mon mari de prendre une courtisane tous les soirs, il va beaucoup mieux !

Une cliente enceinte : L'année dernière j'ai fait une grossesse extra-utérine.  J'espère que cette fois, il est dans la terrine !

Dialogue impromptu :

Le client entrant :  Bonjour monsieur le pharmacien. Avez-vous une vessie ?
Le pharmacien :  Oui monsieur, comme tout le monde !
Le client :   Je voulais dire une vessie à glace.
Le pharmacien :   J'ai aussi, en feuille anglaise.
Le client :   Et quel est votre prix ?
Le pharmacien :   135 francs, Monsieur.
Le client :  C'est cher, pour une vessie !
Le pharmacien :   C'est qu'il ne faut pas prendre ma vessie pour une lanterne, monsieur !
Le client sortant :   Gardez  votre vessie, monsieur, finalement je vais m'acheter une lanterne.

Cela ne s'invente pas, ces machines là.

Pour les entendus, version "remasterisée" 2009 de Chez les potards.  Alphonse Allais. 14 janvier 1877. 
 Paroles de comptoir et de culture entendues à la pharmacie du Passocéan de septembre 1969 à août 2007.
 Certifié : En vérité vraie.