NOTRE GRAND ROMAN-FEUILLETON :

" L'AFFAIRE BLAIREAU " .


EPISODE DEUX DU PREMIER CHAPITRE.


- Et Melle Arabella, Victor, quand prendrez-vous la peine de l'aviser de ma présence ?
- Melle Arabella joue au tennis en ce moment, avec les jeunes gens et les jeunes filles. C'est la plus enragée du lot. Vieille folle, va ! 
Jules Fléchard s'était levé tout droit ; visiblement indigné du propos de Placide, il foudroyait le domestique d'un regard furibond :
-  Je vous serai obligé, mon garçon, tout au moins devant moi, de vous exprimer sur le compte de Melle Arabella en termes plus respectueux... Melle Arabella n'est pas une vieille folle. Elle n'est ni folle ni vieille. 
- Ce n'est tout de même plus un bébé. Trente-trois ans ! 
- Elle ne les paraît pas. Là est l'essentiel. 
Ereinté par cette brusque manifestation d'énergie, le professeur de gymnastique se rassit, le visage de plus en plus ruisselant, puis d'un air triste : 
- Alors, vous croyez que Melle Arabella ne prendra pas sa leçon de gymnastique aujourd'hui ? 
- Puisque je vous dis que quand elle est au tennis, on pourrait bombarder le château que ça n'arriverait pas à la déranger. 
(Placide aimait à baptiser château la confortable demeure de ses maîtres.)
- Alors, tant pis ! Retirons-nous. 
Et la physionomie de Jules Fléchard se teignit de ce ton gris, plombé, pâle indice certain des pires détresses morales. 
De la main gauche, alors, prenant son chapeau, notre ami le lustra au moyen de sa manche droite, beaucoup plus par instinct machinal, croyons-nous, qu'en vue d'étonner de son élégance les bourgeois de la ville. 
Il allait sortir, quand un troisième personnage fit irruption dans la véranda : 
- Bonjour, Monsieur, je... vous salue !... Dites-moi, Placide, le facteur n'est pas encore venu ? 
- Pas encore, monsieur le baron. 
Cependant, Fléchard considérait attentivement le gentleman à monocle que Placide venait de saluer du titre de baron. 
Mais non, il ne se trompait pas. C'était bien lui, le baron de Hautpertuis ! 
- Monsieur le baron de Hautpertuis, j'ai bien l'honneur de vous saluer ! 
Le baron (décidément c'est un baron) ajusta son monocle, un gros monocle, pour gens myopissimes, fixa son interlocuteur, puis soudain joyeux : 
- Comment, vous ici, mon bon Fléchard ! Du diable si je m'attendais à vous rencontrer dans ce pays ! 
- Je suis une épave, monsieur le baron, et vous savez que les épaves ne choisissent pas leurs séjours. 
- C'est juste... Les épaves ne choisissent pas leurs séjours, c'est fort juste. Mais, dites-moi, il y a donc quelqu'un chez les Chaville qui apprend le hollandais ?
- Le hollandais ? fit Fléchard en souriant. Pourquoi le hollandais ?...
- Mais il me semble, poursuivit le baron, que quand j'ai eu l'avantage de vous connaître... 
Fléchard se frappa le front et s'écria : 
- Par ma foi, monsieur le baron, je n'y pensais plus... Cet épisode de mon existence m'était complètement sorti de la mémoire... En effet, en effet, je me rappelle maintenant à merveille. Quand j'ai eu l'honneur de faire votre connaissance j'enseignais le hollandais à une demoiselle... 
- A la belle Catherine d'Arpajon. Quelle jolie fille ! Ah ! La mâtine !... A ce propos, Fléchard, dites-moi donc quelle étrange idée avait eue Catherine d'apprendre le hollandais ? Le hollandais n'est pas une de ces langues qu'on apprend sans motif grave. 
- C'est toute une histoire, monsieur le baron, et que je puis vous conter maintenant sans indiscrétion. Catherine d'Arpajon avait fait connaissance, aux courses d'Auteuil, d'un riche planteur fort généreux, mais qui ne savait pas un mot de français. En quittant Paris, cet étranger, grâce à son interprète, dit à Catherine : "Ma chère enfant, quand vous saurez la langue de mon pays, venez-y (dans le pays), vous serez reçu comme une reine" et il lui laissa son adresse. Peu de temps après, j'appris que Catherine d'Arpajon cherchait un professeur de hollandais. 
- Vous vous présentâtes ? 
- Quoique bachelier, ajouta M. Fléchard avec amertume, je me trouvais alors sans position ; je me présentai. 
- Vous savez donc le hollandais ? 
- Ce fut pour moi l'occasion d'en apprendre quelques bribes. 
- Et cette bonne Catherine, qu'est-elle devenue ? 
- Je ne l'ai jamais revue depuis. J'ai su seulement que la pauvre petite s'était trompée de langue. Ce n'est pas le hollandais que parlait le planteur, mais le danois. (1)

(1) Au lecteur peu versé dans l'art de la géographie, apprenons qu'une des Antilles : l'île Saint-Thomas, est possession danoise. Le planteur en question appartenait, sans doute, à cette colonie. (note de l'auteur)

Qui est donc cette mystérieuse et belle  Catherine d'Arpajon ?  Qu'est-elle devenue ?
Pourquoi connaît-elle le baron ?   Vous ne le saurez pas, en lisant le prochain épisode, mardi prochain, de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU ".

Texte d'Alphonse Allais.
Illustrations de Claude Turier (A.A.A)