NOTRE GRAND ROMAN - FEUILLETON :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

TROISIEME EPISODE DU PREMIER CHAPITRE.

- Et qu'est-ce que vous faites maintenant, mon vieux Fléchard ?
- Actuellement, je suis professeur de gymnastique.
- De gymnastique ?
Rajustant son monocle, le baron de Hautpertuis s'abîma dans la contemplation des formes plutôt grêles de Jules.
- Oui, monsieur le baron, de gymnastique ! Oh ! je m'attendais bien à vous voir un peu étonné.
- J'avoue que votre extérieur ne semble pas vous désigner spécialement à cette branche de l'éducation. Comment diable avez-vous eu l'idée ? ....
- Oh ! mon Dieu, c'est bien simple. A la suite de déboires de toutes sortes, j'étais devenu neurasthénique.
- Comment dites-vous cela ?
- Neurasthénique, monsieur le baron. Les médecins me conseillent de faire de la gymnastique, beaucoup de gymnastique, rien que de la gymnastique. Une deux, une deux, une deux ...
- Excellent, en effet, la gymnastique !
- Excellent, oui, mais voilà ! Mes modestes ressources ne me permettant pas de me livrer exclusivement à ce sport, j'eus l'ingénieuse idée d'en vivre en l'enseignant .... et je m'établis professeur de gymnastique.
- Ce n'est pas là une sotte combinaison, mais avez-vous réussi au moins ?
- A Paris, non, trop de concurrence. Alors je suis venu ici, à Montpaillard.
- Est-ce que votre aspect, un peu ... chétif ne vous fait pas de tort auprès de votre clientèle ?
- Pourquoi cela, monsieur le baron ? Aucunement. Il n'est pas nécessaire pour être un bon professeur de gymnastique d'être personnellement un athlète, de même qu'on peut enseigner admirablement la comptabilité, sans être pour cela un grand négociant.
- Votre raisonnement est des plus justes, mon cher Fléchard.
- D'ailleurs, afin d'éviter le surmenage, le terrible surmenage, je recrute principalement mes élèves parmi les dames et les demoiselles. Quelques-unes sont devenues très fortes et même plus fortes que moi, ce qui , entre nous, ne constitue pas un record imbattable. Ainsi Mlle Arabella ... Avez-vous vu Mlle Arabella au trapèze ?
- Je l'ai aperçue, mais sans y prêter une grande attention.
- Vous avez eu tort, monsieur le baron, Mlle Arabella au trapèze, c'est l'incarnation de la Force et de la Grâce.
- Vous faites bien de me prévenir. La prochaine fois, je regarderai.
- Le spectacle en vaut la peine.
Et Fléchard répéta avec une sorte d'exaltation : 
- Oui, monsieur le baron, l'incarnation de la Force et de la Grâce.
- Oh ! Fléchard ! sourit le baron. Quelle chaleur ! Seriez-vous amoureux de votre élève, comme dans les romans ?
- Vous plaisantez, monsieur le baron. Amoureux de Mlle Arabella de Chaville, moi, un humble professeur de gymnastique ?
A la main, un plateau chargé de lettres, Placide entrait :
- Le courrier de monsieur le baron !
- Vous permettez, mon cher Fléchard ?
- Je vous en prie, monsieur le baron. D'ailleurs, je m'en vais.
- Sans adieu, Fléchard.
- Tous mes respects, monsieur le baron.
- Monsieur Fléchard, ajouta Placide, Mlle Arabella vous prie de repasser sur le coup de cinq heures pour sa leçon de gymnastique.
-Ah ! exulta le pauvre garçon.


Que cache vraiment ce "ah" de Jules Fléchard ?  Supportera-t-il cette attente ? Vous le saurez mardi prochain, en lisant le premier épisode du chapitre deux  de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte d'Alphonse Allais.
Illustrations de Claude Turier (A.A.A.)