NOTRE GRAND ROMAN-FEUILLETON :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

DEUXIEME EPISODE DU DEUXIEME CHAPITRE



Revenons à nos invités. 
Le baron de Hautpertuis déjà nommé, élégant viveur parisien, le meilleur ami de l'excellent Chaville, chez lequel il vient tous les ans passer quelques jours à la belle saison. (Rappelons, pour mémoire, que le baron est aussi myope, à lui seul que tout un wagon de bestiaux. Ce détail aura son importance par la suite.) 
M. Dubenoît, maire de Montpaillard, et Mme Dubenoît son épouse. 
M. Dubenoît n'a qu'une marotte, mais une bonne : la tranquillité de Montpaillard. 
Depuis la fondation de Montpaillard (fin du XVI ème siècle ou commencement du XVII ème, les historiens ne sont pas d'accord), les révolutions se sont succédé en France, des trônes ont croulé, des têtes de gens huppés tombèrent sous le couperet de la guillotine, des rois connurent le chemin de l'exil, les pires clameurs troublèrent la paix des rues dans bien des cités que de détestables excès allèrent jusqu'à ensanglanter. 
Seule, la petite ville de Montpaillard demeura paisible malgré ces tourments. 
- Depuis Henri IV, proclame M. Dubenoît avec une légitime fierté, oui, messieurs, depuis Henri IV, à part les jours de marché, il n'y a jamais eu le moindre attroupement dans les rues de Montpaillard. 
Et devant la mine admirative du baron, il insiste : 
- Oui, M. de Hautpertuis, pas le moindre attroupement ! Et tant que j'aurai l'honneur d'être le premier magistrat de Montpaillard, il continuera d'en être ainsi ! J'aimerais mieux voir ma ville en cendres que la proie du désordre ! 
- Vous êtes bien radical, monsieur le maire, pour un conservateur ! 
C'est Maître Guilloche qui lance cette réflexion assez naturelle. 
Maître Guilloche est un jeune et élégant avocat qui se trouve au nombre des invités. 
- En matière d'ordre, mon cher Guilloche, on ne saurait jamais être trop intransigeant et si vous et votre parti essayiez jamais de trouver Montpaillard, vous me trouverez sur votre chemin. 
- M. Guilloche a donc un parti ? demande le baron. 
- Parfaitement ! Vous pourrez contempler en M. Guilloche le chef du parti révolutionnaire de notre ville, un parti qui compte dix-sept membres. Chaque fois que M. Guilloche se présente aux élections, il a dix-huit voix à Montpaillard ; les dix-sept voix des révolutionnaires plus la sienne. La dernière fois, il n'a eu que dix-sept voix parce qu'un révolutionnaire était malade. 
- Dix-sept révolutionnaires sur une population de dix mille habitants ! concilia le baron, il n'y a pas encore péril en la demeure. Mais, dites-moi, mon cher Guilloche, quelle drôle d'idée pour un homme bien élevé comme vous de vous mettre dans ce parti-là ? 
M. Dubenoît ne laissa pas au jeune homme le temps d'exprimer son amour ardent de l'humanité, sa folie de sacrifice pour les déshérités. Il s'écria : 
- Comme tous ses pareils, Maître Guilloche n'est qu'un ambitieux, un des ces ambitieux qui n'hésiteraient pas à provoquer des attroupements dans la rue pour devenir quelque chose dans le gouvernement ! 
- Pardon, mon cher Dubenoît...
Mais devant la réprobation unanime de l'assemblée hostile aux discussions politiques et religieuses, la conversation bondit sur divers autres tapis. 
Des groupes se formèrent ; Arabella causait avec le baron : 
- Mademoiselle, assurait ce dernier, je me permettrais de n'être point de votre avis. Cette petite ville de Montpaillard n'est nullement désagréable, je vous l'affirme. Depuis une huitaine de jours que je l'habite, je ne m'y suis pas ennuyé une minute. 
- Si vous étiez comme moi depuis... depuis vingt et quelques années, vous parleriez autrement. Enfin, ce qui est fait est fait. Je terminerai ma vie ici entre mes cousines et mon cousin, comme une vieille fille. 
- Oh ! Mademoiselle ! protesta galamment le baron. 
- Je parle pour plus tard. 
- Ah ! Dame ! Il est certain qu'à la longue...
- Et vous, vous allez rentrer à Paris ? 
- Pour quelques jours, avant de partir à la mer. 
- Retrouver vos amis, votre club, vos maîtresses...
- Mes maîtresses ! Comme vous y allez ! 
- Ne vous en défendez pas, c'est si naturel pour un homme ! 
- Alors, mettons ma maîtresse et n'en parlons plus. 
- Jolie ? 
- Très jolie... Et d'un désintéressement !
- Vous me croirez si vous voulez, baron, mais je n'ai le courage de blâmer ces femmes-là.
- Moi non plus, dit le baron.
- Elles n'ont peut-être pas une réputation intacte, mais elles sont déshonorées dans des conditions si charmantes ! Et puis, elles mènent une existence pleine d'imprévu et de mouvement, tandis que nous !...  Le rêve, voyez-vous, baron, ce serait de concilier les vieilles vertus familiales de nos provinces, avec une vie un peu accidentée .... Mais c'est bien difficile.
- On finira par trouver une combinaison.
- Que de fois il m'arrive à songer à tout cela quand je suis seule, dans le parc, à me promener silencieusement ... La solitude m'oppresse, mon esprit se perd en des rêves insensés, un trouble étrange m'envahit ...
- Et alors, qu'est-ce que vous faites ? demanda le baron, après un instant de silence.


Mais que fait donc Arabella quand son esprit se perd en des rêves insensés ?
Vous le saurez en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU ".

Exceptionnellement, le prochain épisode sera publié dès vendredi, pour ne pas laisser trop de jours dans une "apnée haletante " nos chères lectrices.

La Rédaction.

Texte : Alphonse Allais
Illustrations : Claude Turier (A.A.A.)