NOTRE GRAND ROMAN-FEUILLETON

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE QUATRE


Soudain des pas se font entendre ...
Sur le mur sombre du parc se silhouette confusément une forme indécise.
Les yeux de Parju, peu à peu, se sont habitués à l'obscurité.
Plus de doute maintenant, un individu s'apprête à escalader la clôture.
- J'tiens, bougre de galvaudeux ! s'écrie Parju, un peu trop tôt d'ailleurs.
D'un bond, telle la panthère de Java, il se rue sur l'homme, mais sans grand profit immédiat, car ledit galvaudeux a déjà offert au garde champêtre, et cela en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, le spectacle gratuit de trente -six mille chandelles, spectacle agrémenté de quelques exercices de souplesse et de force, comme disent les programmateurs de cirques forains.
Après quoi le mystérieux personnage croit devoir se retirer sans attendre la manifestation, toujours flatteuse pourtant, de quelques bis.
Quand Parju revient à lui, il était trop tard pour poursuivre celui qu'il avait traité un peu sévèrement de galvaudeux, car si l'homme courait encore (hypothèse vraisemblable), il devait être loin, et dans quelle direction ? Allez donc chercher.
Le modeste serviteur de l'ordre public demeurait cloué sur place, en proie à la plus vive humiliation de sa carrière.
Avoir été rossé, oh ! la chose ne comptait pas ! Un soldat est-il déshonoré pour être blessé au feu ? Mais le grave c'est, ayant empoigné un délinquant, de le lâcher sans seulement prendre son signalement.
Si rapide, en effet, s'était exécuté le conflit, que Parju n'aurait, en bonne conscience, pu indiquer , même vaguement, l'aspect physique de son bonhomme.
(Quand je dis bonhomme, vous m'entendez.)
Grand ou maigre ? Blond ou brun ? Ténor ou baryton ? Cruelle énigme !
Et puis ... mais Parju ne pouvait consentir à croire que vraiment ...
... "Il faisait trop noir pour chercher par terre ... mais il reviendrait dès le petit jour ... oh ! non, il la retrouverait ... non, le bon Dieu ne permettrait pas une telle horreur ! "
Et puis - disons-le, car il importe qu'on le sache - honte des hontes ; humiliation suprême ! Parju venait de s'apercevoir que sa plaque de garde champêtre avait été arrachée dans la lutte.
Sa plaque emblème de l'ordre ! Un garde champêtre qui perd sa plaque, n'est-ce pas un régiment auquel on ravit son drapeau ?
La sueur de l'opprobre perlait à grosses gouttes sur le front blême de Parju.
- Mais non, s'essuya-t-il avec sa manche. ELLE est tombée par terre. Je vais LA retrouver tout à l'heure, au lever du soleil.
Rentré chez lui, il y trouva une mère Parju de réveil maussade, beaucoup plus outrée des déchirures à la blouse que des meurtrissures au visage, et - triste à constater ! mais les femmes sont ainsi - profondément insoucieuse de l'accroc survenu à l'honneur de son mari.


Mais qui réparera l'accroc à l'honneur de Parju ? Vous le saurez peut-être en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte d'Alphonse Allais
Illustrations de Claude Turier (A.A.A.)