NOTRE GRAND ROMAN-FEUILLETON :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE CINQ.


Blaireau avait toujours le mot pour rire, plaisant  apanage de tout philosophe vraiment pratique. 
Malheureusement la philosophie de Blaireau ne l'empêchait pas d'être en butte à deux haines farouches.
La haine du maire de Montpaillard, M. Dubenoît, qui se refusait à admettre, d'abord, qu'une honnête cité comme la sienne pût donner asile à un personnage aussi peu régulier ; ensuite et par reflet l'hostilité du sieur Parju (Ovide), déjà nommé.
Quand la conversation entre le maire et le garde champêtre tombait par hasard sur ce Blaireau de malheur : 
- Eh bien ! Parju, quand est-ce que vous me le coffrerez , ce mauvais gars-là ?
- Je l'voudrais bien, monsieur le maire, mais c'est qu'il est malin comme le diable !
- Je le sais, mon ami, je le sais. Ah ! si c'était lui qui fût garde champêtre et que vous fussiez Blaireau, il y a belle lurette qu'il vous aurez pincé, mon pauvre Parju !
- Ah ! pour ça, monsieur le maire, riait bêtement Parju, y a des chances.
Aussi, quand, dès l'aurore, Parju s'en vint conter à M. Dubenoit sa mésaventure de la nuit, tentative d'arrestation d'un malfaiteur, résistance de ce dernier qui s'enfuit sans laisser d'adresse, mais en emportant la plaque sacrée, M. Dubenoit s'écria de suite : 
- ça, c'est du Blaireau tout pur. Coffrez-moi Blaireau.
- Mais, monsieur le maire ....
- Il n'y a pas de monsieur le maire. Coffrez-moi Blaireau au plus vite.
Parju tenta encore quelques timides observations car, enfin, arrêter un homme contre lequel ne se dresse aucune charge sérieuse, c'était grave.
M. Dubenoît reprit avec autorité : 
- Suis-je le maire de Montpaillard ? Ou si c'est vous Parju ?
- C'est vous, monsieur le maire , qui êtes le maire.
- Eh bien alors ! Coffrez-moi illico Blaireau, vous dis-je. Il n'y a que Blaireau dans la commune capable d'avoir fait ce mauvais coup.
- Bien, monsieur le maire.
- Allez, Parju, faites votre devoir. Je me charge du reste.
Et M. Dubenoît se chargea, en effet, si bien du reste, comme il disait, que ce pauvre diable de Blaireau fut, avec une incroyable prestesse, mis en état d'arrestation et condamné à trois de prison.


                                          

Ajoutons que M. le maire fut puissamment aidé dans cette oeuvre de haute justice par son ami M. Lerechigneux, président du tribunal de Montpaillard.
Quant à Parju, convenablement stylé par le maire, il affirma, sans sourciller, reconnaître positivement son agresseur. (Parju, répétons-le, ne connaît que la consigne.)
Blaireau, oubliant un instant sa vieille philosophie, se démena comme un diable dans un bénitier, offrit d'établir un alibi, protesta sauvagement de son innocence, rien n'y fit.
- Les protestations d'innocence et les alibis, déclara M. le président, voilà à quoi nous reconnaissons les coupables de profession. Blaireau, le tribunal vous condamne à trois mois de prison.
- N ... de D ... de bon D ... de tonnerre de D ... ! c'est trop fort, à la fin !
- Votre mauvaise humeur, Blaireau, ne perdrait rien à s'exhaler en termes moins blasphématoires. Un mot encore, Blaireau ....
- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?
- Le tribunal aurait été heureux de vous faire bénéficier de la loi Bérenger, mais il a pensé que, de vous-même, et depuis trop longtemps, vous vous étiez appliqué plus de sursis que la magistrature tout entière de notre pays ne saurait vous en accorder.
- Comment cela ? ... Qu'est-ce que vous voulez dire ?
- Je m'explique : malgré tous vos méfaits antérieurs, c'est la première fois que vous vous trouvez en réel contact avec la justice ...
- Des méfaits ! j'ai commis des méfaits, moi ! Jamais de la vie !
- Ce n'est pas à moi, mon cher Blaireau, qu'il faut venir raconter ces sornettes ! A moi, qui, plus de vingt fois, vous ai acheté du gibier en temps prohibé. Gendarmes, emmenez le condamné.
Et, ricanant stupidement, les gendarmes emmenèrent Blaireau, ivre de rage.

Cette oeuvre de haute justice, sera t-elle reconnue comme erreur judiciaire pour ce pauvre Blaireau ?  Vous le saurez peut-être en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte d' Alphonse Allais
Illustrations de Claude Turier (A.A.A.)