NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE UN DU CHAPITRE SIX


Dans lequel le lamentable record de Silvio Pellico
ne risque point d'être battu (1)


La maison d'arrêt de Montpaillard est ce qu'on ne peut appeler une bonne prison.
Son directeur, M. Bluette, homme jeune encore, quoique ayant beaucoup vécu, en est à son premier poste dans cette carrière administrative et ses chefs sont unanimes à ne lui prédire aucun avancement, tant il apporte d'indulgence et d'humanité à l'exercice de ses fonctions. 
M. Bluette a eu beau faire, il n'a pu s'entraîner à considérer ses détenus comme des gens dangereux ou même méprisables; pour lui, ce sont des malchanceux , des guignards, et il connaît, sur l'asphalte parisien, maintes fripouilles en liberté autrement redoutables que tous ses pauvres diables de pensionnaires.
Comme tous les gens vraiment bien élevés, M. Bluette est poli envers tout le monde, que ce soit le plus déjeté de ses prisonniers ou le plus général de ses inspecteurs, et même s'il y avait une petite différence, elle serait plutôt en faveur du détenu.
Aussi est-il adoré de tous ses administrés qui se mettraient en quatre pour lui faire plaisir.
Son grand système consiste à occuper ses hommes aux travaux qu'ils exerçaient avant leur incarcération.
(Nous ne parlons pas, naturellement, des besognes extra-légales qui leur valurent d'être condamnés par la justice de leur pays.)
A la prison de Montpaillard, les ex-menuisiers font de la menuiserie, les ex-cordonniers confectionnent ou réparent des chaussures.
Il y eut même, pendant quelques temps, un ancien concierge qui ouvrait la porte de la prison.
Indélicat, malheureusement, comme beaucoup d'anciens concierges, un soir, cet individu ouvrit la porte pour son compte et négligea de rentrer, bien que son temps de prison ne fût pas intégralement accompli.
Cette petite mésaventure n'exerça aucune influence sur M. Bluette qui continua l'application de son système, dans les limites du possible, bien entendu, car souvent surgissaient des difficultés.  Exemple :
- Que faisiez-vous, mon ami, avant votre condamnation ?
- J'étais aéronaute, monsieur, je montais en ballon dans les foires.
- Diable ! Je ne vois guère le moyen de vous utiliser dans cette branche, pour le moment.
- Le fait est que c'est un peu bas de plafond ici.
Et l'homme ajouta, non sans toupet :
- Dans votre jardin, là ... vous ne pourriez pas ? ... Je me contenterais d'un ballon captif, bien entendu.
- J'y songerai.

                                                

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Quand Blaireau fit son entrée, ou plutôt sa rentrée dans l'établissement de M. Bluette, ce dernier fut tout de suite conquis par la physionomie pittoresque de son nouveau pensionnaire, lequel était un homme maigre, osseux, avec de longs bras de singe,et, en somme, un air "très bon garçon" qu'il devait à des yeux souriants et à une grande bouche grillagée de dents magnifiques.
Au cours du trajet entre le tribunal et la prison, Blaireau s'était calmé.
Trois mois à l'ombre, eh bien, quoi ! on n'en meurt pas. Justement, le printemps s'annonçait pluvieux, un de ces sales printemps pendant lesquels on a plutôt envie de rester couché que d'aller se promener dans les bois.
Tout de même, cet imbécile de Parju qui prétendait l'avoir reconnu !
Celui-là, il ne le raterait pas à sa sortie, oh ! non, il ne le raterait pas !
Il avait trois mois de réflexion pour lui préparer un bon tour, et il lui en trouverait un et un soigné, nom d'un chien !
Vieille crapule de Parju, va, attends un peu !
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M. Bluette posait à Blaireau sa question habituelle :
- Dites-moi, mon ami, que faisiez-vous avant votre condamnation ?
Blaireau arbora un air des plus détachés et répondit :
- Je bricolais.
- Eh bien ! mon ami, vous continuerez à bricoler ici. Dans une prison, il y a toujours de quoi occuper un homme qui bricole.
- Entendu, monsieur le directeur, fit Blaireau tout à fait conquis, je bricolerai de manière à vous donner toute satisfaction.
- J'espère, mon cher Blaireau, que pendant les trois mois que le gouvernement de la République vous confie à mes soins, nous n'aurons ensemble que d'excellents rapports.
- J'y compte bien aussi, monsieur le directeur ... Et puis, je vous promets que vous n'aurez pas affaire à un ingrat. Aimez-vous le gibier ?
- Blaireau, notre conversation prend un tour brûlant ... Abordons un sujet moins dangereux : ainsi donc, cher ami, vous avez battu un garde champêtre ; c'est très drôle, savez-vous.
- C'est très drôle, en effet, monsieur le directeur ; mais ce qui est moins drôle, c'est que je n'ai battu personne et que j'ai été condamné tout de même, car, tel que vous me voyez, monsieur le directeur, je suis innocent.
- Ah ! non, Blaireau, s'écria Bluette qui trouvait, malgré son indulgence générale, une telle prétention un peu excessive ... ah! non, je vous en prie, ne me la faites pas à l'erreur judiciaire ! Vous cesseriez de m'intéresser.
- Alors, bon, c'est entendu, fait Blaireau, qui a retrouvé toute sa philosophie. C'est entendu, j'ai fichu une volée au père Parju, je lui ai arraché sa plaque, et tout, et tout ! Voulez-vous que j'avoue aussi que j'ai assassiné Louis XVI pendant que j'y suis ? Moi, ça m'est égal ! ...
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Et la douce et romantique Arabella, connaîtra t-elle son coeur à prendre ? Vous le saurez peut-être en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)


(1) Qu'on n'aille pas crier à l'invraisemblance de la description qui va suivre !
Certaines prisons départementales ressemblent en effet beaucoup plus à des pensions de famille qu'à de hideuses geôles (A.A.)