NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON : 

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

DEUXIEME EPISODE DU CHAPITRE SEPT


Un voile de tristesse passa sur le front d'Arabella.
- Taisez-vous, monsieur Fléchard. Vous me rappelez ce malheureux qui, pour me voir une seconde à la fenêtre de ma chambre, a presque assommé le garde champêtre, et qui gémit dans un cachot ... jusqu'à demain.
- Blaireau ! Vous voulez parler de Blaireau ?
- Sans doute.
- Vous supposez que c'est pour vous voir que ce Blaireau se disposait à escalader le mur du parc ?
- Evidemment ... A l'audience, on dit qu'il venait voler des poules. Mais moi, je sais, je sais tout !
- Et alors ?
- Alors ... rien ... je me suis contentée d'adoucir sa captivité en lui envoyant quelques petites douceurs, des confitures.
Fléchard eut un haut-le-corps :
- Des confitures !
- Du vin ...
- Du vin !
- Des cigares ...
- Des cigares !
Il murmura : "Crapule de Blaireau", puis :
- Et qu'est-ce qu'il disait, Blaireau, en recevant toutes ces denrées ? Il les acceptait !
- J'ai tout lieu de le croire.
- Il mangeait les confitures ? Il buvait le vin ? Il fumait les cigares ?
-,Dame !
- Et le directeur de la prison tolérait toutes ces bombances ?
- M. Bluette est très bon avec ses pensionnaires.
Jules Fléchard s'était redressé comme un homme qui vient de prendre une virile résolution.
- Mademoiselle Arabella de Chaville, j'ai quelque chose d'infiniment grave à vous communiquer.
- Qu'y a-t-il, mon Dieu ,
- Ce Blaireau auquel vous semblez prendre un si vif intérêt, ce Blaireau est un imposteur !
- Que voulez-vous dire ?
- Ce Blaireau, continua Fléchard avec force, n'avait droit ni à vos confitures, ni à votre vin, ni à vos cigares, ce Blaireau n'avait droit à aucune gracieuseté de votre part.
- Je ne comprends pas.
- Ce Blaireau est une canaille ! ... Il est innocent!
- Innocent ?
- Parfaitement.
- Vous êtes fou, Fléchard !
- Non, mademoiselle, je ne suis pas fou. L'homme qui vous aime dans l'ombre, ce n'est pas lui !
- L'homme qui m'aime dans l'ombre! Comment connaissez-vous les termes de ces lettres brûlantes ?
- Je les connais, mademoiselle, parce que c'est moi qui les ai écrites !
- Vous ?
- Vous souvient-il de la lettre commençant par ces mots : Toi qui es une âme d'élite, et finissant par ceux-ci : L'amour me dévore, et cette autre où je vous disais : Trois fois par semaine je souffre un peu moins.
- Oui, je ne me suis même jamais expliqué ce détail.
- C'était les trois fois par semaine où je vous donnais votre leçon de gymnastique.
- Mon Dieu ! mon Dieu ! Alors, mon pauvre Fléchard, c'était donc vous ?
- C'était moi, mademoiselle, moi qui n'ai pas hésité une seconde à laisser condamner un innocent à ma place pour ne pas cesser de vous voir, de vous entendre ...
- Et c'est vous qui avez assommé ce pauvre Parju ? Qui aurait pu croire ? ...
- Oh ! J'ai l'air chétif, comme ça, mais je suis nerveux, terriblement nerveux ! Ce soir-là, j'aurai tué dix hommes !
- Pourquoi ne m'avez-vous plu écrit à partir de ce jour ?
- Le remords  ... La peur de vous compromettre ... que sais-je ?
- Ainsi donc, le mystérieux inconnu ...
- C'était moi ... Et maintenant, mademoiselle, il ne me reste plus qu'à vous demander humblement pardon, et .... à m'en aller, sans doute.
Il y eut un silence.
Chacun d'eux, les yeux baissés, semblait la proie d'une émotion contenue. Comme Fléchard faisait le geste de partir, Arabella commanda d'une voix douce :
- Restez, Fléchard.
Fléchard baisa la main qu'on lui tendait. 

Soyons discrets.  En chuchotant, en parlant bas, vous saurez la suite, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais.
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)