NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON 

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE DEUX DU CHAPITRE VINGT-SEPT


Voici Blaireau !
Blaireau sanglé dans une antique, mais superbe encore redingote, laquelle provient de la garde-robe de son avocat. 
Un gros dahlia rouge orne sa boutonnière. Un chapeau haut de forme, légèrement passé de mode, s'enfonce sur des cheveux pommadés sans mesure. 
Avec un acharnement digne d'un meilleur sort, notre pauvre ami s'efforce de faire entrer ses grosses pattes dans des gants beurre frais (pas très frais). 
L'arrivée de Blaireau provoque un murmure d'admiration auquel Blaireau répond par quelques signes protecteurs. 
Seul le baron n'approuve pas. Il ajuste sévèrement son monocle, fixe Blaireau et porte ce jugement : 
- Mon cher Blaireau, c'est en habit noir que vous devez vous présenter aux populations. 
- En habit noir ? 
- En habit noir, oui ! Oh ! je sais ce que vous allez me dire, mon cher ami, qu'on ne porte pas l'habit dans la journée. Votre objection serait parfaitement raisonnable en temps ordinaire, mais dans les circonstances qui nous réunissent aujourd'hui, le cas est tout à fait différent. Le bénéficiaire d'une fête de charité doit être en habit noir et cravate blanche. 
- Je ne vous dis pas le contraire, monsieur le baron, mais je ne crois pas avoir rien de pareil dans ma modeste armoire. 
- M. de Chaville se fera un plaisir de vous en prêter un. Vous êtes à peu près de la même corpulence. N'est-ce pas, Chaville ? 
- Volontiers ! ... Placide, donnez mon habit noir à M. Blaireau. (Bas à Placide.) Le numéro trois. 
Même avec un habit numéro trois, Blaireau apparaît magnifique. 
Il met ses pouces dans l'entournure du gilet et fait quelques pas pour faire admirer sa prestance. 
Nouvelle acclamation. 
Une seule voix de blâme s'élève, celle de M. Dubenoît. 
Très âpre, M. le maire dissimule mal sa fureur croissante. 
- Ah ! oui, une jolie tenue pour représenter les persécutés ! 
- Pardon, M. le maire, observe judicieusement Blaireau, ne confondons pas, s'il vous plaît. Ici je ne suis pas le porte-drapeau des persécutés, mais bien le héros d'une fête donnée en mon honneur et à mon profit... En mon honneur, M. le maire, et à mon profit ! Ça vous embête, ça, hein, papa Dubenoît ? 
M. Dubenoît hausse de muettes et rageuses épaules. 

M. Dubenoît troublera-t-il la fête ? Que complote-t-il contre Blaireau ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman feuilleton :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A)