NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "


EPISODE DEUX DU CHAPITRE VINGT-DEUX



Victor, le gardien, apporte une carte à Bluette : 
- Ce monsieur insiste pour être reçu tout de suite.
- " Jules Fléchard, professeur de gymnastique" ; dites-lui de repasser plus tard. 
- Pourquoi cela ? fait l'inspecteur, allez recevoir ce monsieur. Je continuerai seul ma tournée en vous attendant.
Bluette obéit, mais avec quelle inquiétude au coeur ! 
- Mon Dieu ! mon Dieu ! que va-t-il se passer ? gémit-il. Ma carrière administrative  me paraît singulièrement compromise !
L'inspecteur continue à s'occuper du "jeune détenu".
- Alors, mon ami, vous êtes innocent ? Votre physionomie n'est point celle, d'ailleurs, d'un redoutable criminel. Pour quels motifs aviez-vous été condamné ?
- Moi foi, répond Alice avec un aplomb imperturbable, je ne m'en souviens plus bien ... Un tas d'histoires ...
- Vous ne vous souvenez plus à quel propos vous avez été condamné ?
- Naturellement, je ne m'en souviens plus, puisque ce n'est pas moi qui suis le vrai coupable.
- Cela n'empêche pas ...
- Pourquoi voulez-vous que je me rappelle les crimes des autres ?
- Tout cela n'est pas clair ... La prison de Montpaillard est décidément une étrange prison  et son directeur un bizarre fonctionnaire. Mais Alice ne peut entendre blâmer son ami sans protester.
- Ne dites pas de mal de Bluette, s'écria-t-elle, il est très chic !
Hélas ! la courageuse protestation d'Alice va droit à l'encontre de son intention si pure !
Ce mot très chic et surtout le ton sur lequel il a été lancé a décillé * les yeux de l'inspecteur.
- Très chic ? répète-t-il. Comme vous avez dit cela ! Mais, Dieu me pardonne ... Voulez-vous avoir l'obligeance d'enlever votre calotte ?
- Voilà, monsieur l'inspecteur.
Le flot brun des cheveux d'Alice déferle sur ses épaules et sur son dos.
Avec une grâce infinie, M. l'inspecteur s'est découvert.
Il s'incline et salue :
- Madame !
- Monsieur l'inspecteur !
Au cours de sa carrière, M. l'inspecteur en avait vu de raides, mais celle-là, vraiment, dépassait les limites permises de la fantaisie administrative.
Une jeune femme, en costume de prisonnier, qui lit Le Figaro, en chantant des airs d'opérette, au fond d'un sombre cachot !
Voilà du peu banal !
M. l'inspecteur est fort perplexe.
Son chapeau à la main, il contemple Alice, la jolie Alice, car elle est jolie, la petite mâtine, dans son travesti improvisé.
Ah ! oui, il est perplexe M. l'inspecteur.

Mais quelle suite M. l'inspecteur donnera-t-il à cette fantaisie administrative ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L'AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)