NOTRE GRAND ROMAN FEUILLETON

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

EPISODE TROIS DU CHAPITRE VINGT-TROIS



Dans l' après-midi, Fléchard prit une résolution héroïque.
Après avoir composé un petit ballot d'effets de rechange et d'objets de toilette, il se dirigea vers la prison.
M. Bluette, pensait-il, est un excellent garçon. Je le connais, il ne me refusera pas de m'admettre dans son établissement , au moins pour quelques jours.
En chemin, il rencontra le maire, furieux, qui lui dit : 
- Ah ! vous voilà ! Vous pouvez vous vanter d'en avoir fait, un joli coup ! Il y a devant la prison au moins trois cents imbéciles qui attendent la sortie de Blaireau pour le porter en triomphe.
Malgré tout son ennui, Fléchard ne put s'empêcher de dire : 
- Ca va être très drôle ! éclata-t-il.
- Très drôle, en effet. Ah ! si nous avions de la troupe à Montpaillard, c'est moi qui ferais fusiller tous ces gars-là !
- Vous n'y allez pas de main morte, monsieur le maire !
- Voyons, Fléchard, soyez sérieux. Tenez-vous toujours à vous déclarer coupable ? IL est encore temps.
- Plus que jamais, monsieur le maire, et je vais de ce pas me constituer prisonnier.
- Alors, que tout le désordre qui va révolutionner Montpaillard retombe sur votre tête !
A la prison, Fléchard trouva Bluette, tourmenté, inquiet et, contrairement à son habitude, de fort méchante humeur.
Et il y avait de quoi ! Cet inspecteur, qui tombait juste sur Alice déguisée en détenu ! Qu'est-ce qui allait résulter de cette aventure ? Mon Dieu ! Mon Dieu ! La révocation, sans nul doute.
- Vous, Fléchard ! que désirez-vous ?
- Vous êtes sans doute au courant de la situation, monsieur le directeur ?
- L'affaire Blaireau, oui ; c'est vous le coupable ?
- Parfaitement.
- Et après ?
- Après ?... Je viens me constituer prisonnier.
- Avez-vous un papier ?
- Non, monsieur le directeur.
- Une lettre, un mot du Parquet ?
- Je n'ai rien.
- Et vous vous imaginez que je vais vous coffrer, comme ça, de chic ? Vous êtes étonnant, ma parole d'honneur !
- Alors, il faut des recommandations maintenant, pour entrer en prison ?
- Mais, certainement !
- Toujours la faveur, alors ! Le népotisme ! Pauvre, pauvre France ! 
- Au revoir, Fléchard, tâchez de vous faire une raison.
- C'est bien entendu, vous ne voulez pas me recevoir ?
- Je vous dis que non, là !... Fichez-moi le camp !
On venait de frapper à la porte du bureau. 
- Ah ! c'est encore vous, Blaireau, que désirez-vous ?
- Ca n'est pas pour vous faire un reproche, monsieur le directeur, mais je trouve que vous y mettez du temps à me relâcher ! 
- Impossible avant que j'aie reçu l'ordre du Parquet.
- Ah ! nom d'un chien ! C'est trop fort ! Non seulement j'ai fini mon temps, mais encore je suis reconnu comme  innocent, et on ne veut pas me relâcher ! C'est trop fort ! mille pétards de bon sang ! C'est trop fort ! On n'a jamais rien vu de pareil !
- Mon cas à moi, s'écria Fléchard, est encore plus fort ! Je suis coupable et on ne veut pas me coffrer !
- Mon pauvre ami, dit Bluette, si on devait mettre tous les coupables en prison, on n'y arriverait pas.
- Ah ! elle est propre la justice ! Pauvre France !
Et il murmura : 
- Que va penser Arabella ?
Blaireau, lui, était arrivé au comble de l'exaspération.
- Ah ! oui, pauvre France ! c'est bien le cas de le dire ! Attends un petit peu que je sois sorti de prison, et puis, je vais te l'arranger le gouvernement !
Quant à Fléchard, il regagna son domicile d'un air plus las encore et plus navré que de coutume.

Le coupable sera-t-il enfin emprisonné et l'innocent libéré ? Vous le saurez, peut-être, en lisant le prochain épisode de notre grand roman-feuilleton :

" L' AFFAIRE BLAIREAU "

Texte Alphonse Allais
Illustrations Claude Turier (A.A.A.)